Les dix années qui nous séparent de la mort de Pierre Bourdieu auraient pu être l’occasion de commémorations, et sans doute les concepteurs de ce livre le voyaient ainsi. Force est de constater à juger depuis l’accueil que ce livre a reçu de la presse que jusqu’à présent, le bilan est mitigé : six articles, un blog, deux tribunes de débat, une émission de radio et un colloque1.
2Ce livre a un caractère particulier : fondé sur un cours enregistré, il n’était pas conçu pour la publication ; Pierre Bourdieu, à plusieurs reprises, vante « la liberté » accordée par la parole par rapport à la contrainte de l’écrit, d’où pour le lecteur un sentiment, parfois, de gêne, d’illégitimité et de voyeurisme. Car Pierre Bourdieu nous invite non à des résultats, mais à une démarche, à penser avec lui, sur le mode socratique de la conversation (très relative dans un amphithéâtre, mais qui n’excluait pas les remarques, les questions et remises en cause, vite évacuées dans la réalité). Il y a donc dans cette publication au moins deux livres : une invitation à penser ensemble avec ses hésitations, l’expression de ses doutes et ses retours en arrière ; et de l’autre, l’exposition de résultats de la recherche : des siennes (Les structures sociales de l’économie, puis La Noblesse d’État, enfin ses nombreux articles d’Actes de la Recherche en Sciences Sociales sont convoqués) et celles des autres. Ce sont souvent deux ou trois livres, généralement publiés en anglais, qui servent de base à ses cours.
3Pierre Bourdieu nous invite à une sociologie historique, à suivre la genèse de l’État à partir de l’action de ceux qui l’ont construit. C’est donc une sociologie des groupes sociaux émergents, dans leur relation avec les groupes sociaux dominants, dans laquelle les individus, dotés de propriétés et de relations, ont une importance puisqu’ils luttent pour la constitution du champ de l’État et dans celui-ci. Cette interrogation est passionnante autant que pertinente, mais on doit s’interroger à notre tour sur ce qu’une telle sociologie, qui restitue sa dimension humaine, individualiste et volontariste, perd dans le même temps. Que reste-t-il de l’État comme institution autonome, qui s’est construite non seulement comme un champ dans lequel se joueraient des luttes de positions, mais plus largement comme une institution qui, nous disait Durkheim, s’impose à nous en tant que contrainte extérieure ? Il me semble que Pierre Bourdieu ne va pas jusqu’au bout de cette question. Dire qu’il n’est pas une institution hétéronome, c’est-à-dire totalement un instrument au service de la classe dominante, comme le voudrait un certain marxisme vulgaire, est une chose ; mais suggérer qu’il est partiellement autonome sous forme d’une « main droite » (régalienne) et d’une « main gauche » (d’État providence) ne suffit pas (laquelle est la plus autonome ? Pourquoi ?).
4Il manque chez Pierre Bourdieu une conception dialectique (terme sur lequel il ironise) entre le champ des acteurs et l’action de l’institution, pourquoi elle est ce qu’elle est malgré le jeu des acteurs en fonction de leurs intérêts propres d’individus et de groupe soucieux de leur reproduction sociale. La question qui se pose demeure : de quoi l’État est-il le produit ? En ce sens nous ne sommes pas certains d’avoir beaucoup progressé depuis Marx, Durkheim et Weber. S’il n’est que le produit de groupes actifs et restreints qui ont un intérêt à agir dans l’État, en compromis avec une classe dirigeante qui a un intérêt à la gestion des ressources et des populations, nous n’avons pas beaucoup avancé. Dans l’esprit d’une majorité de la population en situation de domination, si l’État vaut d’être défendu et que l’on puisse mourir pour lui (et non seulement pour l’orthographe, comme il l’écrit de manière provocatrice) c’est qu’il est autre chose de plus important et de plus grand. Symbole de cohésion et d’unité dans les périodes de doute (qui peut aller jusqu’au nationalisme), garant de protection et de justice, il est aussi l’État des « petits » qui, de l’intérieur et à l’extérieur, agissent aussi sur lui.
5Ce qui manque sans doute à Pierre Bourdieu c’est une théorie de l’État dans laquelle interviendraient un « haut » et un « bas ». Car les conflits au sein de l’État (ou de son « champ ») n’opposent pas seulement les ministères dépensiers aux autres, l’inspection des finances aux fonctionnaires issus d’autres corps. Ce sont là des conflits de castes. Il oppose aussi, et sans doute principalement tous ceux qui dirigent, commandent, conçoivent et relaient le discours légitime sur l’État, avec les « petites mains » qui chaque jour le font fonctionner, subissent le dédain par ignorance, n’existent que lorsque les choses ne fonctionnent plus et contre lesquels les premiers sévissent au moment de la notation. Ceux-là mêmes qui se mobilisent dans les luttes pour les droits à la retraite et que Pierre Bourdieu lui-même a rencontrés en décembre 1995. C’est pourquoi on ne peut le suivre lorsqu’il affirme que « Aussi longtemps qu’il y aura un Ministère de l’Éducation nationale, il y aura une défense de l’Éducation qui sera grandement autonome par rapport aux propriétés de ceux qui occupent ces positions » (page 41). Pour défendre les écoles primaires, sur qui peut-on le plus compter : sur les instituteurs qui les occupent ou les inspecteurs d’Académie qui programment docilement leur fermeture?
6Un tel hiatus entre la pensée et l’acte ne peut trouver son explication que dans les « deux Bourdieu » : celui de la pensée institutionnelle, universitaire, qui considère les grands hommes ou les grands groupes (la noblesse de robe contre la noblesse de cour, par exemple) : et le Béarnais fils de postier et petit-fils de paysan, qui se souvient d’où il vient et des obstacles culturels qu’il du franchir par un acte d’un volontarisme inouï. Pierre Bourdieu nous donne les outils pour le penser, avec lui et contre lui, lorsqu’il nous dit que notre pensée sur l’État est une pensée d’État, qui pense avec les catégories que celui-ci nous a légué. Pourquoi en serait-il autrement du sociologue, même celui qui nous met en garde ? A contrario, cette pensée d’État fonctionne si bien qu’elle nous fait oublier qu’elle est aussi, d’une certaine manière et pour employer une catégorie hegelienne, une pensée venue de la société civile. Ainsi, les Professions et catégories socioprofessionnelles, incarnation même de la pensée d’État, n’ont été rendues possibles qu’après l’accord des partenaires sociaux qui les ont validés (Desrosières, 2002) et des luttes de certaines catégories pour se rendre visible (Boltanski, 1982) tandis que d’autres au contraire prônaient leur invisibilité (Pinson et Pinson-Charlot, 2003).
7Il a parfois été reproché à Pierre Bourdieu (notamment à propos de la sociologie des médias dans Sur la télévision, et la sociologie du genre dans La domination masculine) de ne pas suffisamment s’appuyer sur les spécialistes de la question qu’il traite et d’être auto-référencé. Si ce dernier reproche est injuste, Pierre Bourdieu ne reculant jamais devant l’exhibition de son érudition, (dans ce livre, plus de 400 auteurs sont cités !) on peut s’étonner de l’ignorance de la Sociologie de l’État de Bertrand Badie et Pierre Birnbaum qui, onze ans avant Pierre Bourdieu, avaient déjà contesté le caractère évolutionniste des théories sociologiques de l’État (comme produit de la division du travail, chez Durkheim, ou de la tendance à la bureaucratisation, chez Weber) et instrumentale des marxistes. Or ce dernier point, qui ouvre le premier cours et clos le dernier, est chez Pierre Bourdieu une préoccupation constante. Il y avait chez lui une tendance à ferrailler avec les marxistes, à combattre l’idée matérialiste d’une détermination en dernière instance de l’économique pour la remplacer par celle du symbolique. Cette prétention à une démarche « idéaliste » transparaît jusqu’au milieu du livre, où elle est alors clairement assumée comme telle (pages 256 et 264 notamment). Car contrairement aux accusations généralement portées contre lui, tout se passe comme si « l’ennemi principal » avait pour visages Nicos Poulantzas et Louis Althusser, et derrière eux une tradition marxiste depuis largement oubliée mais qui a fortement marqué le jeune Pierre Bourdieu au point qu’il sente la nécessité de la combattre alors qu’elle a largement cessé ses effets. La préférence de Pierre Bourdieu pour les travaux de recherche d’origine étrangère, notamment américains, doit aussi être justifiée : résulte-t-elle réellement, comme il l’affirme, d’une faiblesse de la recherche historique française ? Pierre Bourdieu n’aime pas les historiens, qu’il voit au mieux comme des chercheurs à instrumentaliser, mais vis-à-vis desquels il a des mots très durs (« les historiens sont les moins réflexifs des savants », page 537). Ou plus prosaïquement du recours à un espace de reconnaissance dans lequel il n’est pas contesté et à un contournement d’éventuels rivaux nationaux ?
8En définitive, cette « sociologie de l’État » peut surtout servir de support à une sociologie de Pierre Bourdieu. Une place non définie, mais vacante, dans sa théorie de l’État laisse un goût d’insatisfaction, voire d’amertume à l’issue de la lecture de ces 600 pages au terme desquelles celui qui bénéficiait déjà d’une initiation sociologique n’a pas beaucoup appris. En effet, si l’État ce n’est que ça, on ne voit pas trop pourquoi les politiques chercheraient tant aujourd’hui à le démanteler, et les salariés à le défendre.
Notes1 Un article du Monde du 4 janvier et un Débats le 23, un autre le lendemain dans Libération suivi d’une Tribune le 31; les Inrocks lui ont consacré un intéressant article le 8 janvier, Télérama, le 16, Politis le 19, Marianne le 22. Le Figaro ne lui a accordé qu’un billet polémique sur un blog personnel d’un journaliste qui ne sait visiblement de Bourdieu que ce que l’on en dit dans les dîners mondains.
domingo, 22 de abril de 2012
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